Chronique : Ngor, côté pile

Sous le regard de notre chroniqueuse, Ngor, quartier dakarois, illustre les contradictions emblématiques d’une capitale africaine du 21e siècle. 

Ngor, quartier résidentiel du nouveau Dakar. Ngor où les banques poussent aux côtés des restaurants chics. Quiconque descend au rond-point de Ngor, peut observer le Sénégal urbain des années 2020.

Le trottoir abrite les mères avec enfants, assises par terre, les stagiaires nouvellement recrutés, en costards froissés par les clandos, et regarde les 4×4 aux vitres teintées, anonymes et écrasantes. 

Elles écrasent tout sur leur passage, ces 4×4 rutilantes, qu’une vie de salaire ne pourrait pas payer : les livreurs sur leurs petites « Jakartas », les mamans qui descendent du Tata… elles écrasent même les rêves des honnêtes gens, qui pensaient qu’en travaillant bien à l’école, ils pourraient réussir à faire de l’argent. 

Ngor, ou les  carrapides et les Ndiaga Ndiaye déversent chaque jour leur marée d’ouvriers venus construire les nouvelles villas des « gouvernementeurs », sur les terrains sacrifiés de l’immense aéroport. 

Ngor où les écoles internationales colonisent les esprits de leurs élèves, leur dictant les normes occidentales et les exhortant à regarder leur patrie comme « le tiers monde », avec un petit air condescendant. Si ces élèves savaient la ferveur et le bonheur qui existent dans les établissements publics sénégalais : l’engagement citoyen, les gouvernements scolaires, les jardins partagés, les matchs de baskets, les journées de setal settal… 

Ngor, Sénégal moderne, où les inégalités sociales cohabitent sous l’œil avisé des talibés et des baye fall, qui ont bien compris, à force de regarder leur rue, quel théâtre social se jouait là, dans ces beaux quartiers.

Le soir, dans les chantiers inachevés, dans des pièces sans fenêtres, à la merci du vent de février,  les ouvriers nigériens, maliens, guinéens, ou gambiens écoutent du cabo, qui résonne loin dans ces pièces vides. Ils se reposent enfin, après 8 heures de maçonnerie, payées 4000 FCFA. Juste à côté d’eux, les nounous s’affairent dans les maisons des « nouveaux boss », qui eux-mêmes rajustent leur costumes pour sortir sur le dernier roof top à la mode, où ils vont dépenser 40 000 FCFA en une soirée, afin de séduire une jolie fille.

Ngor, tableau réaliste du Sénégal 2023, quartier dakarois vendu aux promoteurs immobiliers et aux politiciens.  Une fois les maisons construites, on renverra les ouvriers chez eux, et cet épisode de mixité sociale et de cohabitation forcée sera oublié. On oubliera la sueur, les paies du vendredi soir, les carrapides venant de Guediawaye, bondés dès 6 heures du matin, la force, la vigueur, les espoirs d’une jeunesse travailleuse et prolétaire. On ne retiendra que le Ngor des 4×4 et des boîtes de nuit, on vantera le dernier restaurant, le dernier brunch, le dernier afterwork…

C’est là le destin des beaux quartiers. Ils portent la sueur et le sang des braves mais ne brillent que des clartés éphémères des puissants. 

Anne-Laure